REPORTAGE
A 90 ans bien tassés, la vache la plus célèbre de France lève le
voile sur ses petits secrets. Oui ou non, le fromage est-il fabriqué à
partir de croûtes de fromages ? Et surtout pourquoi La Vache Qui Rit rit
? Réponse lors de la visite de l'usine de Lons-le-Saunier (Jura).
La Vache qui rit n'est pas une vache folle, mais elle est tout de
même un peu fondue. Beaucoup, même. Le fromage fondu, technique inventée
dans les années 1910 en Suisse, est reprise dans les années 1920 par le
jurassien Léon Bel. Elle fera sa fortune, celle de ses enfants et de
ses petits enfants. Antoine Fiévet, troisième génération, a pris en 2009
la tête d'un groupe désormais international (2,4 milliards d'euros) qui
exporte et fabrique ses fromages aux quatre coins du monde.
"Nous avons deux usines qui produisent de la Vache qui Rit en
France, ainsi qu'une usine en Espagne et une autre en Pologne. Et nous
allons très prochainement démarrer la production en Iran et au Vietnam", explique Rémy Manera, expert métier fromage fondu chez Bel.
Avec le site de Dôle, l'usine de Lons-le-Saunier (Jura) est l'un des
berceaux de La Vache Qui Rit. Construite en 1926, l'usine emploie 288
personnes, auxquelles s'ajoutent avec 30 personnes au centre de fonte.
Elle produit quelques 17 300 tonnes de fromage, à 50 % destinés au
marché français (34 % des volumes sont destinés à l'Europe et 16 % au
grand export).
Les petits fromages triangulaires représentent 55 % des volumes de
l'usine, soit 2,3 millions de vaches qui rient chaque jour… Le site
produit également du Kiri et des Apéricubes, deux autres blockbusters de
Bel.
L'usine est organisée sur trois niveaux. La "marche en avant" est ici
plutôt une "marche en hauteur" ! Tout commence au niveau -1 avec les
frigos de stockage de la matière première où sont entreposés
l'équivalent de deux à cinq jours de production.
une recette adaptée
Et là, il est temps pour les responsables de production de faire tomber un mythe. "Non,
la Vache qui Rit n'est pas fabriquée à partir des croûtes de fromages !
Nous écroutons tous les fromages que nous recevons, explique Rémy Manera. D'ailleurs, on
le fait de moins en moins car les fromages de nos fournisseurs sont de
plus en plus affinés sous film plastique… et donc n'ont plus de croûtes
!"
Mais comment fait-on alors une "VQR" ? Du lait, des fromages à pâte
pressée (emmental, gouda, edam, cheddar), du beurrre, des poudres de
lait, des sels de fonte (polyphosphates) et de l'acide citrique comme
correcteur d'acidité.
"La recette est adaptée en fonction du marché", explique
Rémy Manera. La Laughing Cow américaine n'a donc pas le même goût que la
Lachende Kuh allemande ou la Vaca que rié espagnole...
Dans l'atelier de préparation, les ingrédients solides nécessaires à
un batch de production sont disposés sur un tapis de pesée. Une
quinzaine de batches sont réalisés chaque jour, soit une production
d'environ 40 tonnes.
Une fois la pesée informatique réalisée en fonction de la recette à
préparer, les ingrédients sont passés dans une broyeuse pour un mélange à
froid. L'atelier comporte quatre lignes : une pour La Vache qui Rit,
une pour le Kiri, une pour les Apéricubes, et une dernière où se
partagent les productions de Pick & Croq et de Kiri Goûter.
Dans un atelier séparé, les ouvriers en charge des recettes manient
les ingrédients pulvérulents (caséine, poudres de lait, acide citrique,
sel) qui seront ajoutés à la formulation par transfert pneumatique dans
de grands mélangeurs. "Il faut environ trente minutes pour faire une recette",
explique le responsable de fabrication. Les sels de fonte sont ajoutés
pour faire une émulsion des protéines laitière et donner une texture
homogène au produit.
Trente minutes plus tard, le "mix" d'ingrédients est transféré des
mélangeurs à l'étage supérieur où la pâte va subir une pré-cuisson à
80°C : la matière grasse est divisée en petits globules qui vont être
stabilisées par les protéines. Le mélange est alors brassé pour enlever
l'air emprisonné dans la pâte.
Ensuite, la pâte subit une stérilisation UHT à 145°C pendant trois à six secondes pour détruire la flore microbienne. "Le
développement de la stérilisation dans les années 80 a été un des
facteurs de la forte expansion internationale de la marque", reconnaît Rémy Manera.
Un procédé "flash" de mise sous vide permet un refroidissement de la
pâte, qui sera ensuite écrémée afin d'obtenir une viscosité compatible
avec les opérations de conditionnement et la texture finale désirée. "Tout
notre métier consiste à compenser industriellement la variabilité de la
matière première laitière, qui est assez importante", explique un responsable de production.
12 microns d'épaisseur
Vingt à vingt-cinq minutes plus tard, le produit liquide est prêt à
être conditionné, à une température de 72°C afin d'éviter toute
recontamination. La machine à conditionner la Vache qui Rit, c'est un
peu comme les automates des vitrines des grands magasins : on pourrait
rester des heures à la regarder…
Le conditionnement démarre avec une énorme bobine d'aluminium laqué de 12 microns d'épaisseur. "Une seule de ces bobines coûte 1000 euros !",
explique Pierre Ducarouge, responsable de l'atelier conditionnement.
Par étapes successives, le papier est découpé, installé dans des petits
godets triangulaires où le fromage chaud liquide est coulé. La chaleur
du fromage pasteurise la feuille d'aluminium.
Et les opérations continuent, sur la ligne automatisée : pliage de
l'aluminium, regroupage des portions en plusieurs couches dans les
boîtes rondes, jusqu'à un petit bras automatisée qui dépose un magnet
entre deux couches de portions...
Il est maintenant temps de répondre à la question que tout le monde
se pose : mais pourquoi "La Vache qui rit" rit ? Pour y répondre, il
faut remonter le temps jusqu'à la première guerre mondiale. 1917 : le
fromager Léon Bel, fils de Jules Bel, affineur de comté, est affecté à
une unité chargée de ravitailler en viandes les troupes qui sont au
front.
une vache peu féminine
L'emblème de l'unité, placardé sur les véhicules, est une vache
croquée par Benjamin Rabier, célèbre dessinateur de l'époque. Pour faire
bisquer le camp d'en face, qui ne jure que par les wagnériennes
walkyries, les poilus français surnomment leur emblème la "Wachkyrie".
Quelques années plus tard, 1921 pour être précis, Léon Bel, en quête
d'un nom pour son fromage fondu, a la bonne idée de s'en rappeler et
dépose la marque La Vache qui rit. Et les ventes décollent !
Voilà, amis lecteurs, grâce à l'Usine nouvelle, vous allez enfin
pouvoir briller dans vos prochains dîners… Mais pourquoi rouge, cette
vache, alors, demandera l'insatiable curieux ? La réponse est simple :
parce que ! On notera juste que Madame Bel, trouvant la vache assez peu
féminine, demandera à son mari, qui ne pouvait rien lui refuser, et à
Benjamin Rabier, embauché pour donner un visage à la Vache qui rit, de
lui mettre des boucles d'oreilles.
C'est une des anecdotes que l'on apprend en déambulant dans les allées
du musée érigé à Lons-le-Saunier par le groupe à la gloire de son
ruminant rubicond, qui risque de encore pendant un petit moment…
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